Henri Tsiang

Chine, une civilisation ré-émergente

 Chine, une civilisation ré-émergente

 

 

 

2008, une année charnière

 

Au cours de ces trente dernières années, la croissance économique de la Chine et l’évolution de la société chinoise ont dépassé toutes les prévisions par l’ampleur du phénomène et des domaines concernés, et par la mutation d’une société à cheval entre des traditions et ce qu’on appelle encore la modernité.

 

La voie tracée par Deng Xiaoping il y a trois décennies reste d’actualité. Ne l’oublions, pas, il s’agit de rétablir la souveraineté de la nation chinoise. Ceci dit, il y a la réalité des faits : la Chine est confrontée à des défis mille fois évoqués dans les médias et par de nombreux experts.

 

Ces défis sont ceux de sa croissance. Refaisant la route déjà parcourue par les pays occidentaux au cours des deux siècles précédents, elle se trouve confrontée aux mêmes conséquences stratégiques et sociales. Les priorités stratégiques sont la recherche de sources d’énergies fossiles et de matières premières dans un monde où les meilleures places sont déjà prises. C’est aussi la recherche de marchés dans un monde où la concurrence fait rage.

 

Les turbulences sociales qui ont accompagné la montée en puissance des pays développés au cours des deux derniers siècles avaient été importantes. En Chine, le même parcours en moins d’un demi-siècle a aussi nécessité son tribut de larmes et de sang. Mais le chantier est d’une autre taille, il s’agit d’une population de plus de 1,3 milliard et du déplacement d’un demi milliard de ruraux vers les zones urbaines. Tous les ans, il faut créer 20 à 25 millions d’emplois nouveaux pour les jeunes qui arrivent sur le marché du travail. De plus, la crise mondiale a amplifié les difficultés en créant 20 millions de personnes supplémentaires en recherche d’emplois.

 

S’ajoute à ces défis sociaux, la préoccupation de préserver l’environnement puisque la Chine est devenu le premier pays pollueur de la terre. Une nouvelle étude sur les émissions de gaz à effets de serre par un institut suédois montre que la moitié de l’augmentation d’émission de CO2 par la Chine est causée par la fabrication de produits destinés à d’autres pays, en particulier des pays les plus développés. Cette remise en perspective du partage des responsabilités ne doit certes pas exempter la Chine du rôle important qu’elle doit jouer dans la protection de l’environnement.

 

En réalité, les autorités chinoises avaient déjà pris la mesure des enjeux et entrepris des actions pour l’utilisation des énergies renouvelables. L’objectif initial d’obtenir 15 % en énergie renouvelable vers 2020 est potentiellement dépassé. Si la Chine poursuit ses objectifs sur sa lancée, le taux d’énergie renouvelable pourrait atteindre 30% en 2050. Mais la crise mondiale risque de modifier les prévisions.

 

Comme disent les chinois, une montagne a deux versants. Face à ces défis, il y a émergence d’une Chine nouvelle. Les évènements de l’année 2008 ont montré la capacité de la jeunesse chinoise à se mobiliser, par solidarité pour les victimes des tremblements de terre dans le Sichuan, par enthousiasme pour s’engager comme volontaires pour les J.O. de Pékin, par patriotisme pour protester contre les manifestations anti-chinoises.

 

L’année 2008 a en effet été une année charnière pendant laquelle, la population chinoise a eu le sentiment de retrouver une identité et une fierté qui s’étaient diluées dans les tourments de l’histoire depuis plus d’un siècle. C’est une année charnière à cause de la réussite des J.O. à Pékin, mais aussi parce qu’ils ont été une reconnaissance du retour de la Chine dans le concert des nations.

 

Par l’étendue des domaines dans lesquels elle se développe, (et il ne s’agit plus d’économie mais de culture et de sciences), la Chine est bien plus qu’un pays émergent. On peut dire aujourd’hui que nous assistons à l’émergence ou plutôt à la re-émergence d’une civilisation.

 

Entre traditions et modernité

 

Dans tous les domaines, elle est tiraillée entre ses traditions millénaires et la modernité qu’il lui faut digérer en un temps record.

 

Dans le domaine scientifique, la médecine traditionnelle chinoise (MTC) pose des énigmes déroutant par des concepts radicalement différentes que la science moderne ne sait pas résoudre. Là aussi, plutôt que de rejeter en bloc l’ensemble des savoirs traditionnels d’une médecine basée sur l’empirisme et l’expérimentation, les chinois ont adopté la co-existence de deux approches différentes mais parfaitement complémentaires. L’exemple de la MTC montre qu’il ne faut pas remplacer une médecine par une autre. Il s’agit, sans dogmatisme, d’utiliser la meilleure part de chaque approche.

 

Adopter les techniques et les méthodes les plus appropriées tout en préservant l’essence des traditions chinoise sans nécessairement en conserver les formes, semble être une approche juste.

 

Ceci dit, les scientifiques chinois ont parfaitement intégré le savoir faire scientifique dans tous les domaines. Ils ont montré qu’ils étaient capables de cloner le génome du riz en un temps record, de maîtriser les techniques spatiales et celles des nanotechnologies. Le développement concerne aussi la mise en œuvre de l’urbanisme, des infrastructures, des moyens de transport. L’industrie chinoise du développement durable suit en devenant le premier producteur d’éoliennes, de panneaux solaires et de voitures électriques.

 

Le développement scientifique est tel que la Chine se retrouve au second rang pour les investissements scientifiques et le nombre des brevets derrière les Etats-Unis.

 

L’évolution de la peinture chinoise est un autre exemple des contraintes que subit la société chinoise. On découvre chez les artistes chinois une capacité créatrice dans la modernité qui s’est immédiatement fait reconnaître par la communauté internationale. D’un autre côté, la peinture traditionnelle chinoise s’est à nouveau répandue dans la population chinoise. Mais le plus intéressant concerne les artistes qui traitent la peinture traditionnelle avec des conceptions modernes. Certains peintres réussissent à être « modernes » sans sacrifier à l’essence de la tradition chinoise, et sans plagier les artistes contemporains.

 

On peut trouver une telle démarche dans la peinture de Zhao Wou Ki qui a eu la chance d’être confronté à la peinture abstraite en venant en France lorsqu’il était jeune et qui a pu, dans sa peinture insuffler l’essence de la tradition chinoise dans des œuvres contemporaines abstraites.

 

On peut trouver une similitude de démarche de la société chinoise dont certaines tendances rejettent toutes les traditions pour s’orienter uniquement vers tout ce qui vient des pays les plus développés. D’un autre côté, on observe un certain retour aux traditions chinoises dont le confucianisme est sans doute la tendance la plus évidente. Une radicalisation de ces tendances n’est pas envisageable ni souhaitable. Ces deux exemples, l’un dans le culturel, l’autre dans les sciences biologiques, ne font qu’illustrer le fait que la re-émergence de la civilisation chinoise affecte en réalité tous les domaines de la société. Elle s’appuie sur des bases traditionnelles, et se développe en bénéficiant de l’apport de tout ce que depuis deux siècles les pays occidentaux ont su inventer.

 

La Chine est-elle hégémonique ?

 

Quels sont les objectifs de la Chine qui tel le phénix, renaît de ses cendres ? D’abord, sa survie. Nous revenons aux besoins fondamentaux : la nécessité de nourrir un cinquième de la population mondiale avec moins de 10% des terres cultivables et 7% de l’eau potable disponibles dans le monde. Assurer la sécurité de ses routes d’approvisionnements et ses sources de matières premières dans le monde. Telles ont été les grandes priorités des empereurs chinois dont le contrat de mandat du ciel s’appuyait aussi sur les responsabilités populaires pour maintenir une « société harmonieuse » et aujourd’hui repris par les autorités gouvernementales chinoises.

 

Culturellement, la Chine est par nature introvertie. Défendre sa souveraineté territoriale est une priorité. La construction de la Grande Muraille est symbolique d’un comportement défensif. L’expansionnisme sur d’autres continents ne se fait que sous forme d’échanges et non de conquêtes. L’épopée pacifique des missions de l’amiral Zheng He (1371-1433) sur le continent africain et au Moyen Orient avec une armada de 62 jonques dont le navire amiral avait cinq fois la longueur des caravelles de Christophe Colomb, est exemplaire à cet égard. Pendant un millénaire, les seules conquêtes l’ont été sous des empereurs mongols ou mandchous. Sinon, les conquêtes concernent les marchés internationaux. Les seules revendications de puissance s’appliquent dans le domaine de ce que les anglo-saxons appellent la « Soft Power », mélange de culture et de politique « douce ». Elle se traduit par une présence de plus en grande des différents aspects de la culture chinoise, par exemple par la création de plus de 200 centres Confucius dans le monde en quelques années. Malgré une mise en exergue des aspects économiques et industriels, la culture et le rôle des intellectuels chinois ne sont pas négligés et reviennent en force. Ils s’appuient sur une tradition de « lettrés » qui aujourd’hui passent par des voies différentes. Il n’est pas rare de voir des universitaires faire des études dans une prestigieuse université américaine, revenir en Chine pour prendre un poste important et se ressourcer sur la poésie Tang. Si le confucianisme est revenu en faveur en Chine, le taoïsme et le bouddhisme ne sont pas en reste, dans un syncrétisme retrouvé où la laïcité joue le rôle le plus important. Le bouddhisme revendique quelque 100 millions de pratiquants, dont 6 à 8 millions d’obédience tibétaine. Les adeptes du  taoïsme sont plus difficiles à identifier en raison d’une pratique plus diffuse mais dont  les influences sont omniprésentes dans toute la population.

 

La question de l’hégémonie de la Chine est souvent posée. Il serait présomptueux d’y répondre tant la question est complexe. Mais il est possible d’avoir des pistes. On peut citer ici un diplomate français, Auguste François du début du siècle dernier qui avait noté dans un carnet des propos qui peuvent encore éclairer un siècle plus tard les esprits mal préparés à s’ouvrir sur la Chine :

 

« Ces gens là, après avoir découvert les éléments de leur civilisation, n’ont pas jugé à propos de pousser leurs découvertes au-delà des choses indispensables et de tout détraquer en compliquant tout.  Ils n’ont pas poussé d’industrie au point de bouleverser un ordre social établi sur des idées de famille. Ils n’ont pas demandé aux sciences la solution aux problèmes qui leur ont paru inutiles. Ils se sont tenus à quelques arts aimables et se sont fixés comme but, une existence paisible en lui sacrifiant le grandiose et en ouvrant seuls au large, le champ de la poésie ».

 

Au contact du monde extérieur, les chinois ont été obligés de changer de comportements.  Ils ont appris que pour survivre dans le monde moderne, il faut être puissant et montrer sa puissance, faute de quoi, la civilisation chinoise allait disparaître comme ont disparu tant d’autres.

 

Par la nature de son développement, il est très vraisemblable que la civilisation chinoise sera hégémonique sur une planète mondialisée. En revanche, elle ne le sera pas par l’intention, par stratégie ou par la volonté de devenir hégémonique, elle le sera parce que l’évolution de la Chine va l’y conduire naturellement. 

 

Elle n’a nullement l’intention de proposer un « modèle », d’imposer une doctrine, une idéologie ou une religion. C’est en fait le fond de la politique de non intervention. Elle n’entre pas dans la logique des conflits de civilisations proposés par Samuel Hungtington, et dont les débats ont surtout lieu entre des civilisations arc-boutées sur des postures idéologiques rigides et dominantes. Il faut noter que la Chine n’est pratiquement jamais présente dans ces débats.

 

Les défis extérieurs

 

La Chine revient de loin. Parti d’un niveau et économique inférieur à celui de l’Inde et d’un niveau de vie proche de celui de l’Afrique sub-saharienne il y a un siècle, le chemin a été long pour aboutir à la situation actuelle. Elle a échappé au morcellement de son territoire. Elle n’est en situation de conflit armé avec aucun pays voisin. Au contraire, les grandes puissances régionales comme la Corée du Sud, le Japon, l’Australie sont devenues ses principaux partenaires économiques. Le principal risque direct de conflit régional avec Taïwan est en passe de se résoudre malgré les pressions pour renforcer l’arsenal militaire de l’île.

 

L’émergence de la Chine au XXIème siècle a lieu dans un environnement politique totalement différent. Le monde est globalisé et la Chine se doit de tenir compte de toutes les puissances étrangères. Les défis préexistants du siècle dernier persistent et sont mêmes devenus plus alarmants avec le développement de la crise mondiale. Si ce pays a atteint un certain degré de puissance économique et politique, elle a des fragilités intrinsèques qui la rendent vulnérable. Si elle semble sortir du désordre intérieur, elle est en confrontation avec les complexités du chaos mondial.

 

L’observation de l’évolution de la Chine au cours de ces deux dernières années montre cependant qu’elle a su assimiler le mode de fonctionnement des grandes puissances contemporaines. Progressivement, mais également sous la pression des Etats-Unis qui souhaitent lui voir partager des responsabilités internationales plus grandes, les autorités chinoises semblent sortir de leur réserve habituelle. La Chine participe de plus en plus aux actions de police des Nations Unis avec un contingent de plus en plus important. L’analyse des évènements récents montre aussi que parfois, la puissance économique peut avoir une efficacité plus grande que n’importe quelle présence militaire dans un monde globalisé. Les prises de position chinoises pour le G20 et face aux Etats-Unis montrent que les dirigeants sauront maîtriser la dialectique stratégique face aux grandes puissances internationales. Mais il ne faut pas se tromper d’échelle, la Chine reste et restera sans doute un pays dont la majorité de la population conservera un statut de pauvreté durable face aux pays les plus développés de la planète. Sa croissance économique sera étroitement liée à celles des autres économies mondiales dont elle est totalement dépendante.

 

Mais la vision à long terme qu’ont les chinois sur leur propre avenir est plutôt optimiste. Un institut de sondage américain, le Pew Center (Centre d’analyse des opinions du monde situé à Washington, Etats-Unis) indique que le taux de satisfaction et de confiance des chinois pour l’évolution de leur pays est le plus élevé dans le monde. Il faut noter que cette analyse avait été faite en zone urbaine et avant que les effets de la crise ne se fassent sentir.

 

Comprendre la Chine de demain

 

La montée en puissance du pays et la compréhension de ses conséquences ne se résume pas uniquement à aligner des taux de croissance dans les domaines économiques et industriels. Il convient d’analyser en même temps son histoire, sa philosophie, sa culture et ses valeurs pour en saisir toutes les dimensions. Faute de quoi, le risque est de projeter sur la Chine, des perspectives d’avenir élaborées à partir de critères basés sur des stratégies et des valeurs de conquête et de domination étrangères, et qui ont prévalu au cours du siècle dernier.

 

La crise mondiale actuelle est aussi un signal que toutes les solutions ne se trouvent pas nécessairement dans l’expertise des théoriciens les plus écoutés. La prudence chinoise a montré qu’elle a su prendre le rythme d’une évolution à l’abri des grandes perturbations financières.

 

On peut prédire que les dirigeants chinois conserveront une approche pragmatique de gouvernance en s’appuyant d’une part sur des principes issus de l’héritage traditionnel et d’autre part, en adaptant les idées modernes les plus appropriées en provenance de l’étranger. On peut être certain qu’il n’y aura pas de dogmatisme primaire pour suivre à la lettre les préceptes issus des philosophes traditionnels chinois. On peut aussi avoir la certitude que les grandes idéologies en provenance des civilisations les plus avancées seront scrutées avec méfiance avant d’être mises en pratique par étapes. L’universalité des valeurs humaines sera re-examinée en permanence comme c’est le cas actuellement pour digérer ce qui dans l’évolution de la Chine pourra être adopté aujourd’hui ou demain. Les tendances hostiles à la Chine lui reprochent de ne pas adhérer immédiatement aux normes idéalisées et universelles de la liberté individuelle, des droits de l’homme et de la démocratie, basée sur un état de droit. Un retard du calendrier dans l’application des changements ne signifie nullement un refus définitif ou une confrontation de la partie chinoise. Elle signifie des perceptions différentes des priorités dans l’analyse de l’environnement social et économique et des temps de réflexion et de débats internes dans une dimension temporelle typiquement chinoise. Les évènements contemporains justifient pleinement la prudence chinoise face à certains résultats désastreux, conséquence d’idéaux contre-productifs. En réussissant la sortie 400 millions de personnes de la zone de pauvreté, la Chine a temporairement choisi d’autres priorités parmi les droits de l’homme que celui de la liberté individuelle. Les pays qui ont été incités à appliquer des normes universellement préconisées ont abouti à des résultats peu convainquant dans la lutte contre la pauvreté dans le reste du monde.

 

 

La Chine a-t-elle retrouvé sa souveraineté ? Sans nul doute. Le premier objectif atteint, la re-émergence de la civilisation chinoise au XXIème siècle est en marche. D’autres défis s’annoncent, d’autres objectifs se profilent.

 

Henri Tsiang

 

Ex Chef de Service de l’Institut Pasteur de Paris

Président de l’AFCDTI

 

  Publié dans la revue "Passages"

 

Sommaire Passages n°160

3e trimestre 2009


Actualité : La Chine sans complexe

 

 

La Chine, une civilisation réémergente    (pp. 52-54)

Henri Tsiang



17/07/2011
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