Henri Tsiang

Préface de Cyrille Javary

Préface de Cyrille Javary

Le Qi Gong, c’est juste « autre chose »…

Henri Tsiang est un quatuor à lui tout seul. Génétiquement, il est chinois comme son nom le suggère ; culturellement, il est français comme son prénom l’indique ; scientifiquement, il est irréprochable comme le confirment ses trente-sept années de chercheur à l’Institut Pasteur travaillant particulièrement sur la rage. Le quatrième membre de ce carré d’as est plus inattendu, Henri Tsiang est un batteur de jazz.

Qu’ils soient de jazz ou de rock, les batteurs ont une perception toute particulière du rythme musical. Ringo Starr, le batteur des Beatles, avait un jour répondu à un journaliste qui lui demandait à quoi il pensait lorsqu’il était en train de jouer : « j’écoute les silences entre les beats ». Quand il jouait, Ringo Starr écoutait ce que nous n’entendons pas.

Je ne sais pas ce qu’écoute Henri Tsiang quand il est à la batterie, mais quand il explique le Qi Gong, il nous fait entendre ce que nous n’avons pas l’habitude d’écouter. Et quand je dis « entendre » c’est au sens de comprendre (cum prendere prendre en soi) que je fais allusion.

Quand un maître chinois explique le Qi Gong, la plupart du temps il est à peine audible. Ce n’est pas de sa faute, il parle fort et bien ; ce n’est pas non plus la faute de ceux de ses élèves qui le traduisent ; non, cela tient à un simple fait culturel. Étant chinois, le maître s’exprime avec des idéogrammes, des dessins d’idées, sans équivalents dans aucune autre langue au monde et dont définition et précision ne sont pas les qualités dominantes.

Vous me direz, le Qi Gong étant maintenant institutionnalisé en Chine, il doit bien y avoir un corpus de traductions des principales notions qui le fondent. Bien sûr, mais ces traductions officielles soit nanifient le champ sémantique des idéogrammes considérés, soit les trahissent. Prenons un simple exemple, le nom même du Qi Gong (氣 功 qì gōng). Le premier idéogramme est officiellement rendu par « souffle » et le second par « maîtrise », ce qui n’est pas faux, mais n’explique pas pourquoi la graphie traditionnelle du premier comporte, en bas, le signe du riz (米) et celle du second, à droite, le signe de la force musculaire (力).

 

La chance des élèves, et des lecteurs, d’Henri Tsiang c’est que leur professeur ne connaît pas le chinois. Il est donc immunisé contre les pièges de la traduction. Mais alors comment arrive-t-il à nous faire comprendre le Qi Gong ? Parce qu’il a appris une langue grâce à laquelle ce qui se passe lorsqu’on pratique devient et compréhensible et acceptable pour nos esprits cartésiens. Cette langue c’est le « neuroscience », la langue que parlent entre eux les huit cents milliards de neurones de notre cerveau.

Nous avons du mal à prendre conscience du fait que nous avons dans le crâne une sorte de tour de contrôle, constamment en fonctionnement, régulant le jour et la nuit, tout ce qui permet de maintenir notre corps en vie, et en forme : le taux d’oxygène dans le sang, la température corporelle, le rythme respiratoire, la fonction digestive, etc. Prenez la plus simple des postures humaines, le simple fait de se tenir debout : est-ce que vous avez conscience du continuel équilibrage des tensions tout au long la chaîne musculaire allant des pieds jusqu’à la tête ? Pour vous en apercevoir, essayez cet exercice simple : se tenir debout sur un seul pied. Vous verrez que, pour y arriver, des mécanismes réflexes sont constamment en train de réassurer notre appui au sol. Parmi ces mécanismes réflexes, dont nous n’avons conscience que lorsqu’ils sont perturbés par une forte émotion, la respiration tient une place à part, car l’attention qu’on lui porte produit une action en retour, c’est pourquoi la conscience et l’apprivoisement de la respiration sont si valorisés dans les pratiques corporelles et méditatives asiatiques.

Un autre élément qui rend inaudibles les maîtres chinois tient à l’indigence chronique de la pédagogie chinoise. On apprend à lire en répétant des textes connus, on apprend à écrire en recopiant les idéogrammes, et lors de son premier cours de Qi Gong avec un maître chinois, la seule information que reçoit l’élève est « mettez-vous au fond et imitez les mouvements du professeur ». Bien sûr, de temps à autre, le maître donnera des conférences explicatives au cours desquelles les élèves apprendront que tel mouvement, par exemple tourner un bras dans un sens et l’autre dans un autre sens, renforce tel organe interne. Pourquoi ? Voilà une question à surtout ne pas poser, ne serait-ce que par politesse, car le maître chinois n’a pas la réponse. Il ne l’a pas parce que le maître qui l’a enseigné ne l’avait pas non plus. Et aussi le maître de son maître non plus, et cela depuis des générations.

« Pourquoi » est une question caractéristique de l’esprit occidental. L’esprit chinois ne se préoccupe pas de rechercher la cause des phénomènes, il préfère observer avec finesse la corrélation qui les relie. Quitte, lorsqu’il dispose d’un ensemble important d’observations, à justifier a posteriori leurs relations par d’efficaces théorisations, mais tellement chinoises que nous avons en Occident parfois bien du mal à les entendre.

Pourtant, même débutant, tout pratiquant sent bien que la pratique régulière du Qi Gong produit dans le corps des effets aussi subtils que réels. Car le Qi Gong n’est ni une pratique corporelle, ni un art physique, c’est d’autre chose dont il s’agit. Et c’est justement cet « autre chose » que les Chinois ont le plus grand mal à expliquer aux petits-enfants de René Descartes.

Plus qu’un philosophe, Descartes était mathématicien et surtout physicien. Ce qui l’intéressait dans monde extérieur, c’était la lumière et, dans le monde intérieur, la certitude de sa propre conscience pensante. Mais il ne s’intéressait pas plus à son corps qu’à son chien. Il ne serait pas resté longtemps dans un cours de Qi Gong. Sauf peut-être s’il avait eu la chance d’avoir Henri Tsiang comme professeur.

Parce que le scientifique qu’il est aurait commencé par le rassurer en lui disant que tourner un bras dans un sens et l’autre dans un autre sens n’a aucune action directe sur aucun organe. Ensuite le connaisseur en neuroscience lui aurait expliqué que tourner les deux bras dans des sens différents n’est pas un geste « naturel ».

Tous les pratiquants de Qi Gong ont éprouvé cela : on regarde le professeur faire le mouvement, et son geste a l’air de couler de source ; on essaie de le reproduire, et on s’aperçoit alors que cela demande une complexe coordination musculaire, difficile à acquérir. C’est normal, il n’est aucune pratique d’un art chinois, qu’il soit martial, calligraphique, artistique, etc., dont l’exécution ne semble « naturelle » qu’à la suite d’un long apprentissage. C’est ce qui les fait ressembler à l’apprentissage de la marche.

L’être humain est le seul mammifère à se déplacer exclusivement sur ses pattes arrière. Si vous pensez que cela est naturel, c’est que vous avez oublié et la question que le sphinx pose à Œdipe, et tout le temps que cet apprentissage de l’équilibre occupe dans le développement des enfants. L’installation de la bipédie dans le cerveau requiert un énorme effort d’organisation neuronal. Il faut organiser la coopération de myriades de chaînes synaptiques gérant l’appui des pieds sur le sol, la tonicité musculaire tout au long des jambes et de la colonne vertébrale, etc. La mise en place de la marche mobilise un nombre tellement important de connexions neuronales que le cerveau des enfants sature, arrêtant pour quelques mois un autre apprentissage, lui aussi fort compliqué, l’apprentissage de la prononciation des mots du langage par la gestion des muscles de la langue et de la région buccale.

Dans les parcs publics chinois, où se pratiquent toutes sortes d’exercices physiques (tango, diabolo, éventail, etc.), il n’est pas rare de voir des gens qui marchent à reculons.

Marcher à l’envers, quelle drôle d’idée ! À quoi peut servir à un adulte de marcher à reculons ?

La seule personne qui m’ait apporté une réponse sensée à cette question, c’est Henri Tsiang, le jour où il m’a dit : « Ils font du Qi Gong », ajoutant « Le Qi Gong, c’est l’art de faire faire au corps des gestes qu’il n’a pas l’habitude de faire ».

 

Marcher à reculons, ça ne s’invente pas, mais ça peut s’apprendre, comme la marche à l’endroit. Sauf que toutes les chaînes de connexions synaptiques qu’enfant nous avons dû agencer pour apprendre à nous tenir debout et à marcher, ne servent à rien pour marcher à reculons. Pour y arriver, il faut stimuler d’autres réseaux de neurones, des réseaux qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, parce qu’habituellement leur fonction est de gérer d’autres fonctions de régulation physiologique ou fonctionnelle.

L’exécution des mouvements du Qi Gong (comme ceux du pinceau calligraphique) met en œuvre un fonctionnement complexe qui requiert la stimulation et la coordination de différentes chaînes synaptiques. Contrairement à des gestes exécutés avec négligence dans la vie quotidienne, la concentration mentale indispensable pour réaliser les exercices de Qi Gong va stimuler des neurones qui ne l’auraient pas été autrement. Dans la réalisation des gestes, l’intention (意 yì, un idéogramme dont la construction écrit en bas 心 le cœur/conscience et en haut une graphie音en rapport avec le son, et ici dans le sens du « dire de la conscience ») dans la réalisation du geste, va donner accès à des fonctions qui n’ont aucun rapport avec le geste réalisé. Par exemple, le traitement du taux de glucose dans le sang, ou le bon fonctionnement du foie ou de la rate, etc. Et voilà pourquoi les neurosciences nous expliquent comment des mouvements externes au corps peuvent avoir des effets sur son fonctionnement interne et pourquoi Descartes serait resté au cours d’Henri Tsiang.

Mais comment les anciens Chinois, qui évidemment n’avaient aucune connaissance du fonctionnement du cerveau, ont-ils pu inventer le Qi Gong ? Sans doute parce que, à cause de leur écriture idéographique, ils sont depuis toujours d’excellents observateurs.

La reconnaissance faciale par exemple n’est pas une nouveauté en Chine. Déjà vers le xvie siècle, note le poète Henri Michaux[1], « la police chinoise faisait faire à la dérobée, par ses inspecteurs, le portrait de chaque étranger entrant en Chine. Dix ans après avoir vu le portrait, un policier vous reconnaissait. Mieux, si un crime était commis et que l’assassin disparût, il se trouvait toujours quelqu’un dans les environs pour faire de mémoire le portrait de l’assassin, lequel, tiré à plusieurs exemplaires, était envoyé, ventre à terre, sur les grandes routes de l’empire. Cerné de tous les côtés par ses portraits, l’assassin devait se livrer au juge ».

On peut donc très bien imaginer qu’à force d’accumuler des observations minutieuses, des corrélations entre certains types de mouvements externes et certains effets physiologiques internes, l’esprit chinois ait repéré les effets bénéfiques de certains mouvements, sans se soucier d’approfondir le lien de causalité qui les réunissait, son efficacité suffisait.

Comme tous les arts physiques chinois, le Qi Gong n’est pas une discipline physique, mais l’application à un domaine physique d’une perception fine de cette énergie qui nous anime.

Le corps humain est au Qi Gong ce que l’instrument est à la mélodie. Voilà ce que nous aide à comprendre le batteur de jazz du quatuor Henri Tsiang : la batterie n’est pas la mélodie, mais sa pulsation. Sans instrument, pas de mélodie, mais sans musicien non plus. Le Qi Gong est ce qui nous permet de jouer en nous-même et pour nous-même la mélodie du « vivre » commune aux dix-mille êtres.

Cyrille Javary



[1] Un barbare en Asie, Gallimard, Paris, 1967, p. 161.



24/01/2022
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 49 autres membres